Un temps désorienté : du présentisme à l’Anthropocène

François Hartog

Avant même le Covid 19, « incertitude » était en passe de devenir le mot de la décennie qui s’ouvrait. Si la pandémie, [mesurée par le World Incertainty Index (indice mis au point par des économistes)], a marqué, en 2020-21, un pic d’incertitude à travers le monde, de nouveaux facteurs sont apparus depuis. Entre autres, depuis le 24 février 2022, la guerre en Ukraine lancée par la Russie, depuis le 7octobre 2023, la guerre entre le Hamas et Israël, avec leurs effets locaux, régionaux, mondiaux, et, depuis le 20 janvier 2025, le retour de Donald Trump au pouvoir, le tout sur fond d’un dérèglement climatique s’accélérant (vagues de chaleur, incendies, cyclones, inondations, pénuries d’eau…).


Nous sommes donc confrontés à une accumulation de plus en plus rapide de facteurs d’incertitude, dont les médias et les réseaux sociaux se font, à tout instant, les échos et les propagateurs. Comme si s’était enclenchée une spirale grosse de menaces, que nous savons identifier mais que sociétés et Etats, ballottés d’une injonction contradictoire à une autre et prises dans les rets de l’urgence, se montrent incapables de maîtriser. Face à l’entrée dans un régime d’incertitude généralisée, les inquiétudes grandissent, tandis que prospèrent, comme toujours dans de telles situations, les prophètes de malheur, les marchands de peurs et autres exploiteurs d’anxiété.
A l’incertitude s’est ajoutée une désorientation temporelle, elle-même génératrice d’incertitudes ou les renforçant. C’est en ce point que l’historien que je suis, attentif aux transformations des rapports au temps dans la longue durée, peut espérer apporter sa contribution. En interrogeant ces moments de crise du temps où l’articulation des trois catégories du passé, du présent et du futur perdent de leur évidence, il est, en effet, possible de mieux appréhender les conjonctures et de démêler les textures des présents d’hier et d’aujourd’hui[1]. Que s’est-il passé du point de vue du temps au cours du dernier demi-siècle ? Pour m’en tenir aux grandes lignes, s’est produit un basculement du futur vers le présent. Le futur a perdu de son évidence et de sa force d’entraînement au profit d’un présent de plus en plus envahissant, sinon omniprésent. Au futurisme du régime moderne d’historicité s’est substitué ce que j’ai appelé le présentisme, mais celui-ci se trouve lui-même bousculé, depuis vingt-cinq ans, par un temps inédit : celui de l’Anthropocène.

Du présentisme à l’Anthropocène

En s’effaçant le régime moderne d’historicité tourné vers le futur et porté par le progrès, a ouvert un espace au présentisme et, du même coup, à une multitude de temporalités discordantes et concomitantes. L’individualisation croissante du temps en est une manifestation : mon temps n’est pas le tien, qui n’est pas le vôtre, même si nous partageons l’instantanéité des messageries électroniques et les mêmes smartphones. La situation peut alors être décrite comme celle d’une discordance généralisée, avec tous les effets de déliaison, notamment sociale, qui l’accompagne. Si l’éternité divine se définissait comme tota simul, tout en même temps, le présentisme est quelque chose comme une éternité de l’instant : tout en même temps et à chaque instant ; un simultané du simultané à la fois évanescent et perpétuel, dont les chaînes d’information en continu et, désormais, les réseaux sociaux sont à la fois le carburant et le produit. La toile est une Babel temporelle ! Le succès de l’expression « en temps réel » qui a accompagné la révolution de l’information désignait et valorisait précisément la simultanéité et l’instantanéité. Le temps réel, c’est le temps des bourses, des transactions financières, des deals, dont la nanoseconde est devenue presque l’ordinaire. Depuis mon présent, tout, partout et à tout moment doit être accessible en ligne et en quelques clics.

Or, depuis peu, le présentisme babélien, bouclé sur lui-même et formant une bulle, s’est trouvé percuté par un temps nouveau, du moins pour les historiens qui n’ont commencé à en prendre conscience, ici et là, qu’autour des années 2000 : l’Anthropocène avec ses temporalités spécifiques. Par cette appellation, il faut entendre une nouvelle époque géologique succédant à l’Holocène qui aura ou aurait duré moins de 12 000 ans. Aurait duré, puisque, le 20 mars 2024, l’Union internationale des sciences géologiques, la seule instance qui a autorité pour nommer, s’est prononcée contre la reconnaissance de l’Anthropocène comme une nouvelle époque géologique. Pour les géologues, mais pas tous, nous sommes donc toujours dans l’Holocène. Compte tenu des échelles de temps qui sont leur ordinaire, un Holocène de 12 000 ans, c’est déjà bien court ! Sans entrer dans leur querelle, aucun d’entre eux ne nie, cependant, l’intensification et l’accélération de l’impact des activités humaines sur l’environnement.

Mais le phénomène nouveau que l’Anthropocène voulait désigner, quand le nom a été lancé en 2000, était que l’humanité, en tant qu’espèce, était devenue une force géologique, dont l’impact pouvait se mesurer à partir de relevés stratigraphiques. Car, si les humains ont depuis toujours affecté leur environnement, ce n’est que depuis la « Grande Accélération », soit les années 1950, que les effets de leur action ont pris un tour exponentiel jusqu’à modifier le système de la Terre lui-même. Pour l’historien américain John R. McNeill, nous avons engagé, diagnostiquait-il dès 2000, « une expérience sur la Terre que nous ne contrôlons pas[2] ». Le béton et le plastique s’accumulent désormais partout - le bulldozer pourrait figurer comme l’engin éponyme de cette époque -, tandis que la biodiversité recule rapidement. Tant et si bien que le présentisme, accoutumé à ne rien voir au-delà de lui-même, s’est soudain trouvé confronté à un passé et à un futur immenses, qui sont ceux de la Terre. Pour le passé, les débuts remontent à 4,54 milliards d’années, quant au futur, il est surtout déjà menaçant, puisqu’il peut amener, en quelques siècles, une sixième extinction des espèces (dont la nôtre) et, phénomène, encore plus difficile à concevoir, il est déjà en partie joué, alors même qu’il n’est pas encore advenu. Car, quoi que nous fassions, avertissent les climatologues, les humains ont modifié le climat terrestre, au moins, pour les cent mille ans à venir. Or ces temporalités, parfaitement exorbitantes en regard des temps du monde, ne sont rien d’autre que du temps chronos, du temps ordinaire, mais très long. Au point qu’il excède de très loin nos capacités de représentation et qu’en avoir une expérience directe n’est pas à notre portée. Voilà qui accroît encore l’incertitude et nourrit l’inquiétude.

Aussi « incertitude » et « désorientation » sont-ils, sans surprise, les deux mots les plus souvent mobilisés pour caractériser la conjoncture dans laquelle nous nous trouvons. En effet, à une première désorientation temporelle, provoquée par le présentisme venu battre en brèche les assurances dont était porteur le régime moderne d’historicité (celui du temps moderne et du progrès), s’en ajoute désormais une seconde qui la renforce, celle-là même que font surgir les temporalités inédites de l’Anthropocène. Plutôt que de voir dans le cumul de ces deux incertitudes un phénomène passager, une crise, en somme, que quelques bonnes décisions suffiraient à dissiper, mieux vaut les tenir pour les marqueurs d’une nouvelle condition temporelle qui est de plus en plus celle des sociétés contemporaines, voire d’une nouvelle condition historique ou, selon certains, post-historique. Afin de commencer à l’appréhender, tâchons de débrouiller quelque peu la texture de ces temporalités multiples et hétérogènes du monde et de la Terre, désormais notre lot, que j’appelle, ici, le temps de l’anthropocène, soit les linéaments d’un régime anthropocénique ou planétaire d’historicité.

Sous le signe de l’urgence

Comment vivre dans l’Anthropocène, c’est-à-dire comment tenir ensemble les temporalités de la planète avec celles qui nous sont familières, celles que nous pensions à notre main : celles du monde ? Elles-mêmes multiples, conflictuelles souvent, parfois contradictoires, ce sont celles sur lesquelles ont accoutumé de travailler les historiens, qui les organisent, les précisent et les actualisent. Si les unes et les autres se touchent et même interfèrent, elles ne sauraient se fondre les unes dans les autres, vu les immenses différences d’échelles qui les séparent. Les écarts sont, en effet, tels qu’elles ne peuvent ni s’emboiter les unes dans les autres, ni s’articuler les unes aux autres, d’autant moins que les rythmes, qui les régissent, sont, eux aussi, profondément différents et divers.

Pour ce qui est des temps du monde, l’expérience qui domine est celle d’une discordance plus ou moins accusée selon les lieux et les milieux. De plus, si le présentisme est partout, il n’est ni homogène ni incontesté. Il y a eu d’un côté « les gagnants » de la globalisation, pour qui la bulle présentiste faite de mobilité, de flexibilité et d’instantanéité était désirable et profitable, de l’autre, les plus nombreux, celles et ceux qui, tout en en étant exclus, n’en subissaient pas moins ses contraintes et ses atteintes. Entre un présentisme « choisi » et un présentisme « subi » existent, bien sûr, toutes les gradations. A ce partage, renforcé par l’emprise croissante du numérique à travers le monde, vient s’ajouter un décalage entre un « Sud » engagé dans le rattrapage, le développement avec des taux de croissance élevés, et un « Nord », qui persiste à voir dans la « croissance » la solution à ses difficultés ou impasses, tout en sachant qu’au-delà du très court terme il ne pourra en être ainsi. Tout en étant présentiste, voire très présentiste, le « Sud » a cru et croit encore aux promesses du régime moderne d’historicité, qui, en Chine et en Inde notamment, ont permis de sortir de la pauvreté des centaines de millions de gens. Mais, pour cela, il faut construire des centrales à charbon, importer du pétrole russe, exploiter des terres rares, couler des millions de tonnes de béton, construire des milliers d’aéroports, installer des millions de climatiseurs, etc. ]

Que devient, en régime présentiste, l’instrument par excellence d’une action orientée vers le futur, à savoir le projet ? Projet rimait avec progrès. Qu’advient-il, en effet, si le futur n’est plus au rendez-vous, quand la prospective perd de son assurance de naguère et quand le plan n’est plus « l’ardente obligation » qu’il était encore, en France, à l’époque du général de Gaulle. En urbanisme, un plan, tel celui qu’avait imaginé Le Corbusier pour le centre de Paris en 1925, ne laissant subsister que les principaux monuments et rasant le reste, n’est plus que l’expression d’un modernisme sûr de lui et disparu. De nos jours, un projet d’urbanisme est, en revanche, supposé intégrer l’incertitude, quand ni du futur ni du passé ne viennent plus nulle injonction claire. Aussi se pense-t-il comme « transitoire ». Il devient un « dispositif » et le produit d’une « co-production » [jusqu’à se caractériser comme un « processus d’amendement des milieux habités menés dans la durée » (Alain Guez)]. Le projet, c’est donc le projet se faisant. Mais plus il se leste de temps (celui des habitants, des acteurs, et celui du projet lui-même), moins il est futuriste.

Plus le présent se densifie, plus le projet se présentifie. De fait, le vocabulaire mobilisé pointe en direction du présentisme : « flexibilité », « modulable » « éphémère », « adaptable », « temporaire », « improvisation en contexte d’incertitude », etc. Mais alors, comment travailler avec ces mots qui, appartenant à la rhétorique du moment, valent comme autant d’injonctions, sans y céder pour autant ? Comment bâtir et aménager en régime présentiste sans faire de l’architecture ou de l’urbanisme présentistes ? Et ce n’est pas tout encore, puisque vient s’ajouter une contrainte supplémentaire, sous la forme d’une temporalité nouvelle de sens contraire à intégrer. En effet, comment concilier « éphémère » et « durable » ou « soutenable », et même « vivable », dès lors que s’invite dans le cahier des charges une prise en compte des temporalités corrélées au changement climatique qui va, lui, en s’accélérant ? Comment répondre simultanément à la désynchronisation des rythmes urbains toujours plus individualisés et à la désynchronisation planétaire des grands cycles, en particulier, de l’eau et du carbone ? Comment regarder la ville comme un territoire où cohabitent des humains et des non-humains ? Comment, surtout, faire du durable ou du soutenable sous l’empire de l’urgence, et d’une urgence sans fin ?

Si l’accélération est, comme l’a montré l’historien allemand Reinhart Koselleck, le propre du régime moderne d’historicité, le présentisme, correspondant à « la modernité » tardive analysée par le sociologue Harmut Rosa, est, lui, porté par une accélération de l’accélération qui, à la limite, ne trouve plus sa finalité qu’en elle-même (accélérer pour accélérer et innover pour innover) et à laquelle chacun est sommé de s’adapter. D’où l’anxiété de n’y pas réussir et la multiplication dans le monde du travail des burn-out. Elle a, en effet, pour justification l’urgence, qui, devenue un véritable « fait social total », touche tous les secteurs de la société. Relevons d’ailleurs que dire « c’est urgent » ne suffit plus, on doit recourir au « très urgent », ou à « l’urgentissime », etc. Si l’on se risque à parler de plans, ce ne sont plus que des « plans d’urgence », dont on déplore qu’ils arrivent toujours trop tard. Car l’urgence se détache sur l’horizon de la catastrophe en train d’advenir, sinon déjà là. Ainsi à une catastrophe sanitaire qui menace doit répondre une urgence sanitaire, qui prend la forme d’une course contre la montre engagée d’abord par les ONG en vue de venir au secours des victimes. Dans ce temps resserré, contracté, la décision à prendre, le geste à faire arrivent déjà trop tard : cet instant de retard qu’il faudrait pouvoir abolir. D’où les reproches qui fusent aussitôt de n’avoir pas su anticiper : combien de fois ne l’avons-nous pas entendu au cours de la crise du Covid 19 ? Dans un monde présentiste d’où l’eschatologie s’en est allée, l’urgence vient s’imposer comme une forme d’eschatologie « à rebours », puisque c’est l’immédiat qui joue le rôle d’eschaton ? Ce point que l’on vise sans pouvoir jamais l’atteindre. S’installe alors une tyrannie de l’urgence, avec les frustrations qui l’accompagnent.

Les urgences deviennent de plus en plus urgentes et les catastrophes de plus en plus nombreuses. Pour nous en sortir, nous comptons sur des ordinateurs toujours plus puissants et plus rapides, sur les big data et sur les progrès fulgurants de l’intelligence artificielle générative dont la seule visée est l’efficacité immédiate. Pour le quotidien et pour la gestion de l’économie, on a promu le just in time : le clic remplaçant le stock, lourd et onéreux.

Depuis peu, l’urgence s’est étendue au climat. Des villes, des pays ont reconnu « l’urgence climatique ». En novembre 2019, le Parlement européen a adopté une résolution déclarant l’urgence climatique en Europe et dans le monde. En régime présentiste, décréter « l’urgence climatique », voire l’état d’urgence climatique s’impose donc comme le mode d’inscription le plus évident du climat dans l’espace public, dans les agendas politiques et même dans celui de la justice. Urgence climatique, fort bien, mais c’est justement une urgence que quelques clics ne suffisent pas à régler. Certes, il y a urgence à agir mais même le capitalisme, si on voit en lui l’ennemi principal, ne disparaîtra pas en un jour, et les mêmes décisions ne peuvent pas s’appliquer uniformément aux huit milliards d’êtres humains qui peuplent la Terre.

Où donc placer cette urgence récente au milieu de toutes les urgences qui assaillent les sociétés de par le monde ? N’y en a-t-il pas qui soient plus immédiatement urgentes que d’autres, vitales même, telles celles auxquelles la crise du Covid-19 les a confrontées[3] ? Comment hiérarchiser les urgences et qui va en décider ? On bute à nouveau sur la difficulté du futur ou, plutôt, de futurs, ayant différentes portées (brève, longue, très longue), qu’il faudrait pouvoir penser ensemble sans les confondre mais sans négliger leurs interdépendances et leurs recouvrements, au moins partiels. Ce que la figure de l’urgence, écrasant tout sous son injonction unique ne permet justement pas de faire. À la limite, quand l’urgence est partout, se forme une sorte de nœud temporel où tout s’entremêle. Ce n’est plus un impensé du temps, mais un temps qu’on ne sait pas comment penser : un impensable entrelacs de temporalités multiples et hétérogènes qui suscite un surcroît de désorientation.

Du côté des mobilisations en faveur du climat, comme les marches et autres actions n’excluant pas parfois la violence pour « sauver la Terre », l’urgence est également là. Elle est même une évidence pleinement revendiquée. Agir avant qu’il ne soit trop tard, alors qu’il est trop tard, déjà presque trop tard, est la justification d’une vigilance active ou activiste et une façon de répondre à une anxiété qui monte, en particulier chez les plus jeunes. Mais, immanquablement, l’urgence, devenue mot d’ordre, se transforme en colère, frustration et dénonciation de « l’inaction » des États, des grands groupes mondialisés et d’autres acteurs de moindre envergure. En voulant préserver tant bien que mal leur présent, ils hypothèquent l’avenir et privent les jeunes générations, comme l’a répété la jeune Greta Thunberg, de leur avenir : d’un avenir auquel elles ont droit.

À l’accusation (parfois tout à fait justifiée) d’inaction, les responsables répliquent par la politique des « petits pas », qui sont immédiatement balayés par les accusateurs comme nullement « à la hauteur », voire hypocrites, et, dans tous les cas, faisant prendre du « retard » par rapport aux objectifs que lesdits responsables ont eux-mêmes fixés lors des COP (Conférences des Parties). Ni d’un côté ni de l’autre, le présentisme ne peut faire place à de la durée. On voit bien comment de l’urgence découle des quiproquos et des affrontements qui sont autant de conflits de temporalités. Tant que l’urgence demeure prise dans le cercle étroit du présentisme, elle ne permet pas d’envisager le futur à nouveaux frais, en sériant les urgences.

Le retour du futur

En obligeant à ouvrir les yeux sur les temporalités du système de la Terre, l’Anthropocène a brutalement réintroduit le futur, et pas n’importe lequel. Ce futur à la fois immense et menaçant s’impose à nous (les humains) : nous (de façon inégale) en subissons les effets, mais nous installer dans le statut de victimes ne peut suffire à nous exonérer, puisque nous, devenus force géologique, devons reconnaître que nous en sommes aussi (à des degrés divers) des agents. Nous ne pouvons ni intenter un procès à la Terre ni au genre humain pour crime contre l’humanité et écocide. Cet éclatement de la bulle présentiste ne peut qu’augmenter encore la désorientation temporelle qui était déjà une expérience largement partagée.

Si l’on a cru pouvoir plus ou moins s’accommoder d’une éclipse de l’avenir, en misant sur un présent autosuffisant, le retour soudain du futur, mais sous la forme d’une catastrophe qui vient, suscite une grande anxiété, en particulier dans les générations les plus récentes, qui n’ont connu que le présentisme. D’où plusieurs réactions, parfois contradictoires. Certains parlent du « deuil de l’avenir » (Clive Hamilton), d’autres, comme Greta Thunberg, de l’avenir « volé », puisque par leur indifférence et leur inaction, les anciennes générations privent les plus jeunes de l’avenir auquel elles ont droit, un droit qui leur est donc injustement dénié. Pour le philosophe Bruno Latour, « si nous voulons avoir un avenir », disait-il, « nous ne pouvons pas continuer à croire à l’ancien futur » : celui précisément porté par le régime moderne d’historicité, celui auquel ont cru, ne peuvent pas ne pas croire la plupart des pays du « Sud ». Mais à quel nouveau futur pourrions-nous croire ? Et qui est ce nous ?

Une autre réaction est celle d’une peur de l’avenir. Déjà à l’œuvre, surtout dans les anciennes nations d’Europe aux populations vieillissantes et à la démographie déclinante, elle se trouve renforcée. Un avenir trop prévisible vient télescoper un avenir qu’on disait imprévisible : sans « visibilité » suffisante, les entreprises, en effet, n’embauchent pas et font le choix du flux tendu, du just in time. Improbable à première vue, l’agrégation d’un futur trop prévisible (catastrophique) et d’un autre qui ne l’est que trop peu renforce encore les attitudes de repli, de retrait, de fermeture, dont se sont nourris les populismes : peur du chômage, peur du déclassement, de la paupérisation, peur de l’insécurité, peur du terrorisme, peur de celui qu’on ne connaît plus que comme « migrant », peur du réchauffement climatique, peur aujourd’hui de la guerre, peur de mettre des enfants au monde : bref, peur du lendemain, qui, c’est sûr, sera pire que la veille. Face à cela, les dénis et les théories complotistes prospèrent, tandis que le mot « colère » omniprésent suffit à expliquer et justifier presque tout. L’immédiateté émotive des réseaux sociaux alimente et amplifie ces réactions.

En quoi les temporalités du système de la Terre ou, pour reprendre l’expression de l’historien indien Dipesh Chakrabarty, de la planète[4] , dont nous n’avons pas d’expérience directe, interviennent-elles sur la texture de ce temps hybride que je nomme temps de l’Anthropocène, entendu comme une nouvelle époque du temps ? Entre les temporalités du monde et celles de la Terre, nous l’avons dit, ni les échelles ni les rythmes ne peuvent s’ajuster, elles n’ont en commun que d’être les unes et les autres du temps chronos (très long ou très bref), et pourtant elles ont des incidences les unes sur les autres : celles du système de la Terre sur les temps du monde et, désormais, celles du monde sur celles de la Terre. S’ajoute, du côté de la Terre, un facteur supplémentaire de désorientation, dans la mesure où les temporalités du système de la Terre sont plurielles et ne sont pas, pour prendre une image, d’une seule coulée, il y a, au contraire, des « seuils », des « points de basculement », des « boucles de rétroaction positive », autant d’événements au-delà desquels se produisent de brusques accélérations, des phénomènes d’irréversibilité (d’où ces futurs non encore advenus et, déjà, en partie joués), des effets en retour qui renforcent l’effet initial.

Si le climat de la Terre a toujours connu des oscillations (des phases de réchauffement succédant à des phases de refroidissement), elles étaient fort lentes et se tenaient à l’intérieur de certaines limites, mais, aujourd’hui, nous constatons que, de notre fait, ces limites sont en train d’être rapidement forcées. Or, une fois les limites dépassées, on n’entre pas seulement dans l’inconnu mais dans un imprévisible, qui ne fait qu’accroître encore une incertitude annoncée[5].  Alors même qu’il faudra des millénaires pour qu’un nouvel équilibre s’établisse, quoi que nous fassions ou ne fassions pas. Même si nous arrêtions aujourd’hui toute émission de gaz à effets de serre, nous avons d’ores et déjà modifié le climat pour les cent mille ans à venir. Il n’empêche que des décisions sont à prendre maintenant, presque jour après jour, si nous voulons, non pas revenir à l’avant de l’Anthropocène, ni même le stopper, mais, a minima, éviter un Anthropocène catastrophique pour les humains et les non-humains. Avec les épisodes caniculaires dont les durées s’allongent, les inondations qui se multiplient et les incendies qui s’intensifient, nous sommes bien au-delà des avertissements sans frais. Tout le système des assurances se trouve déstabilisé.     

Difficiles à appréhender, toutes ces temporalités hétérogènes et enchevêtrées rendent la prévision très difficile et mettent à la peine le calcul des probabilités, dont Condorcet, un de ses théoriciens, estimait qu’il guiderait les progrès indéfinis de l’humanité, en réduisant toujours plus le « hasard ». Prévision, probabilités, prospective, plans ont été les instruments rationnels qui ont accompagné, nourri, dévoyé parfois le futurisme du régime moderne d’historicité et la marche rapide vers l’avenir. Le présentisme les a plus ou moins délaissés, en s’en remettant toujours plus à l’instantanéité du numérique (réponse immédiate à l’immédiat) et maintenant en comptant sur lesdataet le développement exponentiel de l’intelligence artificielle générative : boite noire que même ses concepteurs ne maîtrisent pas vraiment. Pour ce qui est du climat, de bases de données toujours plus gigantesques traitées par des ordinateurs de plus en plus puissants, les experts tirent des simulations et présentent des scénarios que, en fonction des hypothèses retenues, ils rangent par ordre de vraisemblance.

Un temps de la fin ? 

Telle est, rapidement décrite, la texture de ce temps nouveau, aux temporalités multiples, hétérogènes et enchevêtrées. Incertitude, désorientation, urgence, qui sont les mots mobilisés par les acteurs eux-mêmes pour caractériser la période, sont plus descriptifs qu’explicatifs. Pour avancer un peu plus dans la compréhension de cette nouvelle condition temporelle, faire état des expériences temporelles vécues est un premier pas assurément utile mais ne peut suffire. Une manière d’aller plus avant consiste, pour l’historien, à prendre du recul. Avec une première question : s’il est, à coup sûr, nouveau, le temps de l’Anthropocène est-il aussi totalement inédit ? Oui, tout ce qui précède va en ce sens. 

Revenons, malgré tout, un instant sur l’émergence du temps moderne au cours du XVIIIe siècle. Un de ses traits constitutifs a consisté à se débarrasser des bornes qui, jusqu’alors, enserraient le temps du monde entre le jour de la Création et celui du Jugement, soit un total de 6000 ans. Ce carcan biblique, questionné, contourné, s’est toutefois maintenu aussi longtemps que tout l’appareil chrétien a tenu bon. D’autant plus qu’à ces deux bornes, le christianisme avait ajouté l’événement majeur de l’Incarnation qui, venant couper le temps du monde entre un avant et un après, faisait du Christ le pivot du temps : ce qui a eu pour effet de réduire d’autant l’importance de la date de la Création. La datation par année du Christ (Anno Domini) l’emporta sur celle par année du monde (Anno mundi). Ce qui avait l’avantage de laisser plus de latitude pour interpréter les 6000 ans. De plus et surtout, le temps, allant de l’Incarnation à l’apocalypse et au Jugement, changeait de qualité. Pris entre le « déjà » (déjà tout est accompli) et le « pas encore » (tout n’est pas encore achevé), il fut d’abord un présent, rien qu’un présent sans consistance propre et, surtout, il devenait le temps qui restait : celui pour saint Augustin de la vieillesse du monde. Avec l’Incarnation, le monde était, en effet, entré dans le temps de la fin. Et dans un présent qui, à tout moment, pouvait s’interrompre. Aussi la seule urgence véritable était-elle alors de se convertir pour avoir part à la promesse de la résurrection et pouvoir entrer dans l’éternité divine. Ainsi se fixa pour longtemps l’horizon temporel de la chrétienté, que j’ai défini dans mon livre Chronos, L’Occident aux prises avec le temps, comme un présentisme apocalyptique.

De son progressif effacement en Europe, je ne retiens, ici, qu’un seul point : la suppression des bornes. Trois savants ont été parmi les principaux maîtres- d’œuvre de cette révolution temporelle : Buffon, en reculant considérablement l’âge de la Terre ; Condorcet, en ouvrant l’avenir sur les progrès de la « perfectibilité indéfinie de l’homme », qui, disait-il, « n’ont d’autre terme que la durée du globe où la nature nous a jetés » ; Darwin, en temporalisant la Création, puisque c’est non seulement dans mais par le temps que se transforment les espèces vivantes. Le temps moderne est dès lors conçu comme un acteur à part entière. Dans tous les cas, un temps immense est déjà derrière nous et encore devant nous, mais, qu’il y ait eu un Créateur ou non, ce temps n’est pas notre affaire ; il est du côté de la Nature. Or, que se passe-t-il aujourd’hui ? Avec la menace d’une sixième extinction des espèces à échéance de quelques siècles, nous avons ipso facto réintroduit, dans le temps chronos du monde, du nôtre, une borne. De ce simple fait, et qu’elle que soit la durée qui nous en sépare, la qualité du temps change : il devient, lui aussi, un temps qui reste, qui nous reste, qui est bel et bien notre affaire et qui, une catastrophe après l’autre, va s’amenuisant.

Dans ces conditions, il n’y a rien de surprenant à avoir vu surgir des apocalypticiens de toutes obédiences, des collapsologues, des catastrophistes et autres prophètes de malheur qui, calculant et recalculant des dates de la fin et réactivant, le sachant ou le plus souvent sans le savoir, un imaginaire apocalyptique, se font entendre, captent l’attention des médias et nourrissent l’anxiété. Ajoutons cette réserve : du moins dans le monde occidental et là où le christianisme a laissé une empreinte plus ou moins profonde. A l’opposé de cette posture, d’autres misent sur les avancées scientifiques et technologiques pour échapper à la Terre et aux limites de la condition humaine. Qu’il s’agisse d’aller vers Mars, ou d’atteindre, avec les transhumanistes, la Singularité et de rendre enfin la mort obsolète (pour quelques-uns du moins). Les « seigneurs de la tech » s’en préoccupent beaucoup.

Du côté des premiers chrétiens, la réponse à l’entrée dans le temps de la fin était l’impératif de se convertir, premier pas indispensable pour espérer avoir part à la cité de Dieu, tout en demeurant encore dans le temps de la cité des hommes. Saint Paul appelait à être du monde « comme en n’en étant pas », à vivre, pour ainsi dire, entre deux mondes et entre deux temps. La conversion était la réponse à la situation sans précédent créée par la venue du Rédempteur. Elle était la façon de devenir partie prenante du déjà (déjà tout est accompli), tout en restant dépendant du pas encore (tout n’est pas encore achevé). Ce schéma a profondément et durablement structuré le rapport au temps et au monde d’une chrétienté prise au sens le plus large. Pour le dire autrement, il y a d’une part le Jugement (Krisis) qui vient et, de l’autre, le Kairos qu’est le Christ. Opter pour le Kairos, ce temps nouveau qui est aussi le temps de la fin, c’était se préparer à traverser victorieusement la Krisis, l’apocalypse et la fin des temps. Au prix d’une vie nouvelle, s’efforçant de mettre en pratique le « comme ne pas ». Conversion et réforme en ont été les mots-clés.

Bien loin de moi l’idée de christianiser « l’événement Anthropocène », mais les façons d’en parler, les images utilisées, certaines références mobilisées ont semblé renvoyer, vaguement le plus souvent, à cet arrière-plan. On parle volontiers de « conversion » et, quotidiennement, de la nécessité de « réformer » nos genres de vie. En 2015, l’encyclique du pape FrançoisLoué sois-TUappelait à une véritable « conversion écologique » pour la « sauvegarde de la maison commune ». Elle était entièrement placée sous le signe de la « réforme », qui est la tradition même de l’Eglise depuis toujours. Mais le plus patent sont, au nom de l’urgence, les nombreux usages de l’apocalypse (pas par le pape bien sûr), mises un peu à toutes les sauces, en ignorant en général qu’elle est une fin certes, mais aussi et surtout un passage pour les élus vers du tout autre et le début d’une « autre Terre et d’un autre ciel ». Si elle était redoutée, elle était aussi espérée, puisqu’elle se présentait, depuis le livre de Daniel, comme la seule façon de mettre fin à un monde irrémédiablement mauvais et la réponse à l’urgence d’une situation qui était vécue comme sans issue.

Quelle histoire ?

Depuis toujours, les humains ont été confrontés au problème d’articuler les catégories du passé, du présent et du futur. Selon les périodes et les lieux, la précellence a été donnée au passé, au futur ou au présent. C’est ce que je me suis efforcé de mieux cerner en proposant l’outil heuristique du régime d’historicité. Parmi ces configurations, le présentisme apocalyptique chrétien a longtemps occupé une place considérable et singulière, avant que le temps moderne, travaillé par l’accélération et porté par le progrès, n’impose son empire. Avec le temps nouveau de l’Anthropocène (qui, en réalité, n’est pas un temps humain), le problème demeure mais il s’est fortement compliqué, puisqu’il n’y a plus seulement le passé mais des passés, plus seulement le futur mais des futurs, eux-mêmes hétérogènes, de portées différentes, avec des rythmes qui leur sont propres et qui, complication supplémentaire, interagissent les uns avec les autres. A défaut de réussir articuler ces temporalités multiformes, les tenir ensemble est impératif, alors même que nul nouveau temps moderne n’est à notre disposition pour les couler en un seul fleuve du temps, débouchant sur quelque avenir radieux. 

Au-delà du constat sur la désorientation temporelle et sur les apories d’une urgence multiforme, quelle pourrait être, me demanderai-je pour finir, une histoire à même de répondre à la nouvelle condition historique ? Son objet ne peut plus être seulement, comme naguère encore, de faire pont entre le passé et le futur pour donner sens au présent, qu’on se tourne vers le passé pour y trouver des précédents ou vers le futur pour rompre avec le passé. Il lui faut, en regardant en même temps le monde et la planète, commencer par dresser une carte de toutes ces temporalités enchevêtrées, sans, pour autant, perdre de vue un présent (presque entièrement placé sous le signe de la seule urgence), qui oscille entre le presque tout et le quasi-rien. Aux régimes d’historicité, oserais-je dire, classiques, peut-être convient-il d’ajouter un régime anthropocénique ou planétaire d’historicité. Car la prise de conscience qu’on entre  dans un nouveau cosmos appelle une nouvelle cosmologie passant par l’établissement d’une cosmochronologie et menant vers une histoire élargie. Celle-ci supposerait une forme de cosmopolitique, à mêmes de faire place aux humains et aux non-humains, soit aux vivants ou, mieux, à l’ensemble des existants. Vers quoi invitent ces mots, peut-être un peu pompeux ? A élargir la perspective, en dépassant l’ancien partage entre la nature d’un côté, la culture de l’autre. Tout en demeurant pleinement du monde, les humains doivent, en effet, intégrer le fait qu’ils sont aussi devenus une force géologique à part entière. Donc agir en conséquence, mais, et c’est là le difficile, dans le cadre d’institutions qui, elles, sont et ne peuvent qu’être humaines. En allant plus loin encore, ils doivent se faire à l’idée qu’en comparaison des microbes, ils ne représentent, en réalité, qu’une forme minoritaire de vie (mais qui ne peut se passer des autres) : aux formes microbiennes de vie reviennent clairement l’ancienneté et la majorité. Majorité, minorité, avec ces mots employés à dessein, c’est vers une cosmopolitique, largement à élaborer, qu’on est conduit. Ou, pour le dire avec les mots de Dipesh Chakrabarty, « provincialiser » l’humain, mais sans l’oblitérer ou le renier.  

François Hartog

[1] John R. McNeill, Something New under the Sun : An environmental History of the twentieth-century world, New York, W.W. Norton & Co, 2000, p. 4.   

[2] François Hartog, « The Texture of the Present », in Historical Understanding, Past, Present, Future, edited by Zoltan Boldizsar Simon and Lars Deile, Bloomsbury Academic, London, 2022, p. 17-24. François Hartog, Chronos, L’Occident aux prises avec le temps, Paris, Gallimard, 2020, Id. A la rencontre de Chronos, Paris, CNRS Editions, 2022.   

[3] Frédéric Worms, Vivre en temps réel, Paris, Bayard, 2021, p. 101-110.

[4] Dipesh Chakrabarty, One Planet Many Worlds, the Climate Parallax, Brandeis University Prsess, 2023, p. 11, pour une définition du Système de la Terre, p. 7.

[5] Un exemple : l’océanographe allemand, Stefan Rhamstorf, écrit au sujet de l’affaiblissement du puissant courant marin AMOC qui réchauffe les hautes latitudes de l’Atlantique : « Nous savons que l’AMOC est sujet à un point de bascule, c’est-à-dire un niveau de réchauffement au-delà duquel son effondrement est irréversible, mais nous ne savons pas où se situe ce seuil » (Le Monde, 22 août 2023). 

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Entretien avec François Hartog