Guerre en Ukraine : société russe et perspectives géopolitiques

Compte rendu de la conférence-débat du 26 mai 2025

Intervenants principaux : Michel Eltchaninoff (philosophe, spécialiste de la Russie), Jacques Rupnik (politologue, spécialiste de l’Europe centrale), Olga Medvedkova (historienne de l’art, essayiste).
Animation : Olivier Mongin et Bruno Aubert.


Introduction et contexte
La réunion, animée par Olivier Mongin et Bruno Aubert, s'inscrit dans la continuité des rencontres précédentes portant sur les grands enjeux géopolitiques actuels, notamment la guerre en Ukraine et la situation au Proche-Orient. Il a été rappelé qu'une prochaine réunion, prévue le 12 juin, sera consacrée au Moyen-Orient, avec l'intervention de Joseph Maïla. La session du jour se concentre principalement sur la Russie, l’Ukraine et les dynamiques du pouvoir russe, avec la participation des spécialistes Jacques Rupnik, Michel Eltchaninoff et Olga Medvedkova.
Le débat s’est articulé autour de trois axes principaux : le poutinisme, la transformation des sociétés russe et ukrainienne, et les répercussions géopolitiques en Europe centrale.

Poutinisme et société russe : le cœur idéologique du conflit
Michel Eltchaninoff, philosophe et fin connaisseur de la Russie, ouvre la discussion en revenant sur les derniers discours et dispositifs de propagande orchestrés par le Kremlin :

● Le 7 mai, une interview-fleuve diffusée à la télévision nationale russe célèbre les 25 ans au pouvoir de Vladimir Poutine.
● Le 9 mai, lors des commémorations de la "Grande Guerre patriotique", Poutine se pose en leader du monde non-aligné, réécrivant l’histoire à son profit et en associant les pays présents à une rhétorique antifasciste.
● Le 11 mai, il rejette une proposition de cessez-le-feu européen et fixe un rendez-vous à Istanbul… où il ne se rendra finalement pas.

Le philosophe évoque également l’intensification des bombardements en Ukraine fin mai, les plus massifs depuis 2022. Il décrit la société russe comme une "boîte noire", opaque, soumise à la peur, à l’autocensure et à une militarisation rampante, y compris dans les écoles. Les témoignages qu’il rapporte illustrent une société marquée par la dénonciation, la peur des sanctions, et un repli autoritaire renforcé par la guerre.

La stratégie idéologique et géopolitique du Kremlin
V.Poutine articule une rhétorique en opposition frontale à l’Occident collectif, valorisant une soi-disant "majorité mondiale" rassemblant les BRICS et autres alliés opportunistes. Son discours s’appuie sur le rejet du wokisme et des valeurs occidentales modernes, la valorisation de la famille traditionnelle et d’un leadership fort et viril et enfin la présentation de la Russie comme bastion antifasciste et gardienne de l’ordre moral.
M. Eltchaninoff compare la posture de Poutine à celle de Trump, notant des convergences idéologiques (mépris de l’Europe, conservatisme, valorisation du leader fort) mais aussi des différences notables : Trump apparait comme le "double carnavalesque" de Poutine, moins cohérent et plus imprévisible.

Scénarios possibles pour la fin de la guerre en Ukraine
Plusieurs hypothèses sont évoquées, notant que le scénario géorgien – une Ukraine affaiblie et infiltrée – semble le plus probable selon les analystes de JPMorgan cités par M. Eltchaninoff :
● Scénario coréen : ligne de front figée, mais guerre latente (jugé peu probable).
● Scénario israélien : société démocratique sous tension militaire constante.
● Scénario biélorusse : mise en place d’un régime fantoche prorusse à Kiev.
● Scénario géorgien : une Ukraine affaiblie et divisée, sans garanties de sécurité.
● Scénario finlandais : une paix précaire sous pression géopolitique durable.
Il conclut que le régime russe, construit sur la guerre, ne peut plus en sortir sans se déstabiliser profondément.

Jacques Rupnik : Russie, Ukraine et fractures européennes
J. Rupnik analyse les dynamiques internes à la Russie, en soulignant le retour d’une idéologie impériale qui mêle références tsaristes, soviétiques et orthodoxes. Il rappelle la continuité idéologique de l’autocratie et son lien indéfectible à l’idée d’empire.
Concernant l’Ukraine, il met en avant la construction accélérée d’une nation démocratique en guerre et la transformation de la société civile en pilier de la résistance. Il observe une divergence forte entre la Russie (repli autocratique) et l’Ukraine (sursaut démocratique). Il souligne ainsi le rôle déterminant de la société ukrainienne, résiliente malgré la guerre, en contraste total avec l’atonie russe.
Il évoque également les défis de la démocratie en guerre : concentration des pouvoirs, corruption, crise démographique (taux de fécondité à 0,6).
Enfin, il aborde la division de l’Europe centrale face à la guerre. D’un côté, les soutiens fermes de l’Ukraine (Pologne, pays baltes, République Tchèque). De l’autre, une tendance prorusse ou neutraliste (Hongrie, Slovaquie, Bulgarie, Serbie). La guerre reconfigure ainsi les équilibres européens, avec un glissement du centre de gravité vers l’Est et une mise à l’épreuve de l’unité européenne.

Olga Medvedkova : Mémoire soviétique et diagnostic sociétal
O. Medvedkova partage une perspective sensible, issue de son expérience d’ancienne enfant soviétique. Elle dresse un parallèle entre l’URSS et la Russie actuelle :

● Retour d’un régime autoritaire sur fond de guerre et de propagande, mêlant économie planifiée et capitalisme mafieux.

● Écrasement de l’espace public et de la liberté individuelle, accentué par une société recroquevillée sur elle-même et asphyxiée par les technologies numériques.

Elle décrit une société en pleine "re-soviétisation" avec une économie de guerre planifiée, mais qui intègre désormais massivement les technologies numériques comme outils de surveillance et d’isolement social.

Elle revient sur l’échec du retour de Navalny, perçu comme un test que la société russe a raté par peur et passivité, malgré des millions de "likes" sur YouTube. La confusion entre action numérique et engagement physique a joué un rôle clé dans ce désengagement.
Mme Medvedkova évoque également le cynisme économique actuel : des veuves de guerre pouvant s’acheter une voiture ou un appartement avec l’indemnisation du mari mort au front.
Elle conclut sur une note grave : la société russe récolte aujourd’hui les fruits d’une longue désaffection pour la chose publique.

 

Perspectives sur le conflit en Ukraine
Poutine continue de refuser toute solution négociée qui ne garantirait pas la neutralité de l’Ukraine et la reconnaissance des "causes principielles" du conflit, principalement l’élargissement de l’OTAN.
Un mémorandum russe, reprenant les exigences de 2021, serait en préparation pour formaliser ces demandes. La guerre reste extrêmement meurtrière pour les deux camps, avec des chiffres de pertes russes très élevés circulant dans les médias.

Conclusion
La réunion a permis d’explorer en profondeur les mécanismes idéologiques, sociaux et géopolitiques du pouvoir russe, les transformations de l’Ukraine en guerre, et les tensions internes à l’Europe.
Tous les intervenants ont souligné la nécessité de comprendre les discours et les actes officiels au-delà de leur façade, en mettant l’accent sur les dynamiques internes aux sociétés, souvent ignorées dans les lectures géopolitiques classiques.
La conférence s’est achevée sur une série de questions du public portant notamment sur l’avenir de la guerre, la possibilité de réveil politique en Russie, et le rôle des technologies dans la militarisation des esprits. Le scénario coréen a été interprété comme le plus réaliste en l’état prévisible des rapports de force (possibilité pour l’Ukraine, bien qu’amputée d’une partie de son territoire, de développer un modèle politique et économique propre).

Tous les intervenants ont souligné la gravité du moment, tout en appelant à la lucidité critique, à la solidarité avec l’Ukraine, et à une vigilance accrue face aux fractures internes de l’Europe.

 


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