Paul Ricoeur, l’éclaireur.
Préface d’Olivier Mongin
Paul Ricoeur, l’éclaireur. Penser pour agir.
Dominique Gour, Ed. Labor et Fides (2025)
Depuis déjà plusieurs décennies, les livres consacrés à Paul Ricœur ne manquent pas, mais le lecteur désireux d’avoir une vue d’ensemble susceptible de l’éclairer sur une œuvre dont les publications s’étendent sur plus d’un demi-siècle n’y trouve pas nécessairement son compte en raison de leur caractère trop souvent académique. Une bonne approche de la pensée de Ricœur est d’autant moins aisée à construire qu’elle peut donner l’impression d’être fragmentée, éclatée, tant elle puise dans des références philosophiques diverses, à commencer par la phénoménologie et l’herméneutique. Si Dominique Gour ne se laisse pas intimider et relève le défi à sa manière, c’est qu’il a plusieurs cordes à son arc et n’a pas pour ambition de concurrencer les philosophes agréés. Il n’oublie pas qu’il a exercé le métier de conseiller d’orientation et qu’il est intervenu dans nombre d’associations destinées à ne pas creuser le fossé entre les sachants et les autres. Par ailleurs, le marcheur qui sillonne les sentiers de montagne dans les Alpes ou ailleurs sait que les paysages se dessinent progressivement, et que l’atteinte d’un sommet correspond à une lente progression qui passe par bien des tours et des détours. Enfin, comment ne pas évoquer sa passion pour les jeux de langage de l’humoriste Raymond Devos, dont il est un guide apprécié et reconnu. Non philosophe de profession, éducateur, homme de la marche et passionné de la langue, Dominique Gour a décidé un beau jour de fréquenter la bibliothèque Paul Ricœur boulevard Arago à Paris, et il s’y est rendu pendant plusieurs années afin de consacrer un ouvrage à l’auteur de Du Texte à l’action. Ce livre est donc le fruit d’un parcours exigeant et libre ou plutôt une « reconnaissance » qui n’est pas sans faire écho au titre de l’un des derniers ouvrages de Ricœur, Parcours de la reconnaissance.
Lecteur patient et rigoureux, Dominique Gour avance en éclaireur dans des contrées diverses - la phénoménologie, la pensée réflexive, l’herméneutique, la pensée morale, la pensée du droit … non sans lien avec les évolutions personnelles de Ricœur. Mais il n’hésite pas au fil des séquences à offrir ses propres panneaux de signalisation et à privilégier des directions afin de guider son lecteur, d’où l’importance donnée aux thèmes de la justice, de la souffrance et de la vulnérabilité. Tel est le pari de cette « reconnaissance » de l’œuvre de Ricœur qui ne suit justement pas un seul rythme, un seul type de narration, se méfie de tout dogmatisme, accorde l’histoire et la fiction, valorise les modes de récit et les vertus d’une imagination susceptible de refigurer le réel. Fidèle à cet état d’esprit, cet ouvrage ne cherche pas à aborder frontalement ou d’une manière trop brusque la pensée au long cours de l’auteur de la trilogie de Temps et récit, il ne laisse pas croire qu’on peut en faire le tour et en atteindre un sommet imaginaire qui en serait le point final, le stade ultime d’où on pourrait regarder et maîtriser tout ce qui se présente dans le paysage autour de soi. Si la pensée de Ricœur bénéficie aujourd’hui d’un accueil impressionnant en Europe et hors d’Europe, au Japon, en Chine ou en Amérique latine, elle ne peut se résumer à la seule réception académique pour la bonne raison que Ricœur n’a eu de cesse d’affirmer que le Discours, dont la philosophie est l’un des registres possibles, est la meilleure réponse à la Violence dont il est difficile de croire qu’elle a disparu de notre horizon mondialisé avec son lot de drames, d’horreurs et d’inégalités. Pour lui, l’essentiel est d’établir des règles susceptibles de rendre possible un espace commun, ce qu’il appelle un « consensus conflictuel », entre des convictions diverses et des langages discordants, ce qui est aussi une façon de nommer une pratique démocratique. Chemin faisant, Dominique Gour apporte des éclairages précieux et originaux à ceux qui ne sont pas des lecteurs naturels du philosophe, c’est dire qu’il a écrit ce que Ricœur aurait goûté et apprécié, non pas un Ricœur vulgarisé mais un Ricœur à la portée de ceux qui veulent bien suivre le rythme de cette reconnaissance au long cours. Si celle-ci nous vaut cet ouvrage précieux accueilli par les éditions Labor et Fides, il donne une belle actualité à deux thématiques originales chez Ricœur, celle de la « conversation imaginaire » et celle de « l’éducateur politique ».
Pratiquer des « conversations imaginaires » revient à croiser des auteurs qui, s’ils ne sont pas des contemporains, s’éclairent mutuellement, le passé et le présent permettant de faire un pas en avant vers un futur possible. Ces confrontations exemplaires qui abondent chez Ricœur - Husserl et Augustin, Aristote et Machiavel … - lui permettent de poser des interrogations fortes, de soulever des problèmes et de ne pas céder aux seules avancées d’une histoire académique de la philosophie. Mais la conversation imaginaire n’est pas qu’une affaire de philosophes, elle peut avoir lieu entre un philosophe et des non philosophes. Loin de se présenter comme un ouvrage de vulgarisation destiné à faire entrer dans l’œuvre d’un maître, Dominique Gour a engagé une conversation originale avec l’œuvre de Ricœur, ce qui ne l’empêche pas de faire œuvre de pédagogie et de ne pas se perdre dans des pérégrinations et des digressions inutiles. Converser ne signifie pas que l’auteur veut pénétrer de l’extérieur dans une œuvre majeure, mais qu’il avance lui-même à son rythme en mettant en rapport les questions qu’il se pose et les éclairages que la pensée de Ricœur lui apporte et peut apporter à d’autres.
Dans ce contexte, la conversation imaginaire, la reconnaissance entreprise ici n’est pas sans faire écho à la thématique de l’éducateur politique mise en avant dans un texte de 1965 intitulé Tâches de l’éducateur politique. Ce n’est pas un hasard, Ricœur qui était un homme de revue proche entre autres de la revue Esprit, a toujours eu le souci de rendre possible un espace commun à la pensée, d’offrir un échange qui ne soit pas réductible à celui de l’expertise savante, sans laquelle la démocratie cède vite le pas devant la fuite en avant technicienne au risque de la violence et de la polarisation des attitudes. Comment ne pas voir que Dominique Gour, lui-même de profession éducative, partage avec Ricœur ce souci d’une « éducation politique » qui ne peut s’exercer en dehors de milieux engagés dans l’action. Ce qui signifie qu’entre l’opinion chaotique, les dérives du faire croire et la militance aveugle, il faut créer des espaces de discours susceptibles de pacifier les échanges. Ricœur ne transige pas sur ce point : « Je suppose que je m’adresse ici à des hommes et à des femmes qui ne se considèrent ni comme des intellectuels désengagés, ni comme des militants soumis à la discipline d’un parti. Je suppose que je m’adresse à des intellectuels qui cherchent comment ils peuvent exercer honnêtement une action efficace d’éducation politique ; je dis que je range dans cette catégorie extrêmement vaste tous ceux qui se sentent responsables, par une action de pensée, de parole et d’écriture, de la transformation, de l’évolution, de la révolution de leur pays (…) C’est à ce niveau de responsabilité que j’essaierai constamment de me tenir. » Educateurs politiques, Gour et Ricœur le sont chacun à leur manière, Gour l’éducateur professionnel prenant le temps de faire partager à d’autres l’exigence de sa démarche philosophique, Ricœur n’hésitant pas à quitter son piédestal académique pour discuter avec tous les gens de métiers confrontés à des doutes. D’où ses échanges innombrables avec des médecins, avec des juges, avec des enseignants, avec des militaires ; d’où ses réflexions in vivo destinés à réfléchir aussi bien à la torture qu’à la tolérance, à la presse, à l’université, à la sexualité, à la condition pénitentiaire et à la condition d’étranger. Ce qui m’est d’abord apparu comme une « conversation imaginaire » est peut-être la rencontre de deux acteurs partageant le même souci d’une éducation politique qui ne se résume pas à l’engagement idéologique ou partisan.
Un dernier aspect de cet ouvrage publié par les éditions Labor et Fides ne laissera pas indifférent le lecteur. Si Ricœur a toujours réagi vivement quand des confrères ou des commentateurs essayaient de comprendre et d’interpréter sa philosophie sous l’angle de sa foi liée au protestantisme. Il ne supportait pas que l’on confonde ce qui relève de la critique (philosophique) et ce qui est du ressort de la conviction (spirituelle), ce dont témoigne le beau livre d’entretiens intitulé La critique et la conviction. L’une des originalités de l’ouvrage de Dominique Gour est de ne pas ignorer les ressorts de la croyance religieuse de Ricœur sans créer la moindre confusion entre les deux registres de discours puisqu’il respecte nettement les frontières établies entre la critique philosophique et la conviction du croyant. Cette double approche, rare chez les lecteurs de Ricœur qui craignent de mélanger ces deux registres de discours, permet de rappeler la grandeur de la réflexion de Ricœur sur la Bible et son art d’orchestrer les modalités du récit biblique. Penser la Bible, pour reprendre le titre de l’un de ses ouvrages écrit avec André LaCocque, c’est là encore honorer une poétique de l’agapè qui passe par une polyphonie, celle qu’orchestrent les discours prophétique, narratif et prescriptif, mais aussi les récits hymniques et ceux de la Sagesse.
Ce parcours original, qui est un exercice de reconnaissance, n’intervient peut-être pas par hasard à un moment crucial de notre histoire où les exigences de la pensée et de l’action ne peuvent plus être un privilège réservé à quelques-uns qui seraient mieux éclairés que les autres. On ne peut qu’en être nous-mêmes reconnaissants à Dominique Gour.
Olivier Mongin
Ancien directeur de la revue Esprit (1988/2019), il a été l’un des éditeurs de Paul Ricœur et a présidé l’association Paul Ricœur.
Pour commander le livre : https://www.laboretfides.com/product/leclaireur/