Paul Ricœur, 20 ans après

Dominique Gour ¹

L’association Paul Ricœur a pour but de faire rayonner la pensée du philosophe. Membre moi-même de cette association, j’ai travaillé pendant près de cinq ans, au Fonds Ricœur notamment, à l’élaboration d’un ouvrage grand public sur la vie et l’œuvre de Ricœur, en m’efforçant d’en dégager des points d’ancrage avec nos problématiques actuelles. Par-delà son œuvre philosophique, dont je présente quelques thématiques, je me suis intéressé à plusieurs de ses contributions visant à éclairer le débat public sur un large spectre : le rôle de l’enseignement, l’importance d’une laïcité ouverte, la place de l’éthique dans les situations individuelles tragiques, les conditions d’une pratique démocratique qui soit au service du bien commun, ou encore les conditions d’un dialogue fécond et sans ambiguïtés entre critique philosophique et conviction religieuse.


A l’occasion du vingtième anniversaire de la mort de Ricœur, je propose d’évoquer quelques caractéristiques qui font du philosophe de conviction protestante un penseur qui peut encore beaucoup nourrir nos réflexions et nos engagements dans notre société si troublée. Les lignes qui suivent sont largement tirées du livre que je consacre à l’auteur de Soi-même comme un autre.

Un homme de dialogue

Paul Ricoeur avait un grand appétit pour la pensée d’autrui, un goût très développé du dialogue, y compris avec des penseurs différents de lui. Sans doute ce goût lui était-il venu d’une immense pratique de la lecture – ce dès son plus jeune âge-, qui l’a amené à se confronter aux pensées qui ont précédé la sienne et à celles de ses contemporains. Outre une immense culture philosophique acquise à partir de l’adolescence, Ricoeur aimait la littérature, notamment Dostoïevski, Shakespeare et les romanciers, et il a intégré à son questionnement toutes les branches des sciences humaines ; son éducation l’a également tôt mis au contact de la Bible, dont il a approfondi plus tard la connaissance au contact des plus éminents exégètes.Certains de ses livres sont issus de dialogues avec des spécialistes de domaines qui l’intéressaient. Ainsi, le plus étonnant est peut-être son livre d’entretiens avec Jean Pierre Changeux, paru en 1998 sous le titre La nature et la règle (Odile Jacob), et qui confronte philosophie et sciences cognitives. Dans un autre registre, Penser la Bible, paru en 1998 au Seuil, est une méditation de textes bibliques à deux voix, celles d’un exégète catholique, André LaCocque, et du philosophe de confession protestante qu’était Ricœur.

Ainsi, Ricœur présente la condition humaine comme un mixte entre fragilité et pouvoirs, dans L’homme faillible ² . L’homme est un être pluriel fait de liberté et de dépendance, toute existence humaine se situant dans un équilibre instable. De même, dans un texte célèbre « Le paradoxe politique », paru dans Esprit en 1957, le philosophe présente le phénomène politique dans une tension entre la volonté d’organiser la vie en commun et l’exercice du pouvoir, plus vertical et qui comporte le risque de dérives autoritaires. On peut mentionner aussi la dialectique entre « expliquer et comprendre » qui constituent les deux aspects complémentaires de la démarche herméneutique de Ricœur, ou encore sa conception de l’identité comme un combiné entre permanence dans le temps et constante construction au contact des événements de la vie et des interactions avec les autres.

Ricœur aimait donc mettre en relief des tensions et même des contradictions dans les problèmes humains, sans y voir nécessairement des oppositions tranchées. Il a cherché ainsi des points de convergence entre éthique et politique, entre la lecture d’un texte et les pistes d’action nouvelle qu’elle peut en inspirer. Du dialogue entre Aristote et Kant, il a découvert qu’on peut dépasser une fausse opposition entre éthique et morale et créer par la « sagesse pratique » une méthode de résolution des situations tragiques de l’existence où la solution est plus à chercher entre le mal et le pire plutôt qu’entre le bien et le mal.

La méthode de Ricœur, fondée sur le dialogue entre courants de pensée différents, sans renoncer à chercher un dépassement possible, aboutit à une pensée qui se méfie des explications péremptoires et des prétentions à découvrir la vérité de manière solitaire. Ainsi, le philosophe a-t-il combattu toutes les réductions de la réalité humaine à une seule dimension, qu’elle soit économique, psychanalytique, sociale ou religieuse.

A l’heure de la prégnance technologique du numérique et de l’intelligence artificielle, l’approche de Ricœur consistant à redonner à l’esprit humain sa capacité à maîtriser son destin sans dépendre d’aucun système prétendument expert, est peut-être une leçon à recevoir afin de rendre justice à la complexité des phénomènes humains en les éclairant sous plusieurs angles possibles.

Un souci d’articuler réflexion et action

Paul Ricœur espérait que l’on puisse retenir de son œuvre sa préoccupation de concilier la réflexion sur les différents aspects du vécu humain et l’action que celle-ci pouvait éclairer d’un jour nouveau. Il a proposé à divers responsables de l’action politique, médicale ou judiciaire un cadre de réflexion susceptible de les aider à prendre des décisions parfois difficiles.

Considérant que le conflit était une structure fondamentale de l’action humaine, se sentant profondément engagé dans le combat social pour une société plus égalitaire, Ricœur a cherché à élaborer une méthode de résolution pacifique de ces conflits à partir d’une attitude fondamentale : reconnaître la légitimité des positions adverses tout en cherchant des compromis acceptables. Il n’a pas hésité à s’affronter à des situations tragiques, tant dans ses recherches pour trouver les voies d’une éthique responsable qu’en s’engageant lui-même, par exemple quand il a dirigé un bataillon militaire pour combattre l’invasion nazie, dépassant les positions pacifistes qu’il avait exprimées préalablement. Il n’a cessé de dénoncer tant les totalitarismes, venant de pouvoirs politiques oppressifs, que les courants intellectuels qu’il considérait comme hégémoniques et autoritaires.

Dans un autre domaine, celui de la lecture des textes, on retrouve le même souci d’articuler réflexion et action. Pour le philosophe, le sens d’un texte, qu’il soit de fiction ou de nature historique, est moins celui que son auteur vise que celui que le lecteur peut en découvrir. Ricœur était sensible à la dimension poétique et imaginative d’un texte. Un roman, avec son intrigue et ses personnages, peut proposer à son lecteur des manières d’être inspirantes, susciter en lui des pistes nouvelles d’action, changer sa vision du monde.

Trois verbes peuvent caractériser la démarche de Ricœur : décrire, argumenter et décider. Il y a toujours un lien étroit entre les analyses du philosophe et les pistes qu’il suggère d’un agir renouvelé. Par exemple, il caractérise la société contemporaine par l’extension de la rationalité scientifique à tous les domaines de la vie et par l’accès croissant des hommes à l’autonomie, pour en discerner les aspects favorables et les facteurs de risques, comme la perte du sens des activités humaines. D’où le sursaut éthique qu’il propose pour retrouver ce qu’il appelle « l’humus de sens », afin de ne pas perdre de vue que nous sommes les vrais sujets de la connaissance et que nous avons le pouvoir de bâtir un monde où les progrès technologiques se conjuguent avec l’amélioration d’une vie en commun plus harmonieuse.

Un souci de cohérence entre les valeurs prônées et leur incarnation

Ricœur possédait un sens aigu de l’incarnation des valeurs qui l’habitaient. C’est ainsi qu’il a développé un grand sens de l’écoute de la pensée d’autrui, accordant autant d’importance à ses prédécesseurs qu’à ses contemporains, puisant à des sources philosophiques mais aussi aux recherches en sciences humaines, à des textes littéraires et religieux. Il n’évacuait rien de ce qui concoure à éclairer les différentes dimensions de l’expérience humaine. Tout en étant très exigeant dans ses débats, il faisait preuve de beaucoup de respect face à la pensée de ceux qu’il appelait « ses meilleurs ennemis ». Il a su cultiver aussi de solides amitiés, comme celles avec Emmanuel Mounier, Gabriel Marcel ou encore Emmanuel Lévinas.

Dans un vingtième siècle qui l’a beaucoup malmené, il a su se confronter au négatif pour élaborer une pensée qui mette en valeur les capacités de l’homme susceptibles d’outrepasser ses fragilités et les aléas de la vie. La valeur d’un homme, à ses yeux, se mesure à sa capacité de tenir ses promesses dans la durée, à être fiable aux yeux des autres. Jusqu’à la fin de sa vie, Paul Ricœur a tenu, selon son expression, à « rester vivant jusqu’à la mort », et a été partie prenante des enjeux concernant l’avenir de l’humanité. Ainsi, Jacques Derrida, qui a été son assistant à la Sorbonne, disait de lui qu’il était « l’homme de la parole et un homme de parole ³ ».

Ricœur a également créé des concepts rendant compte de l’articulation entre ses valeurs et leur incarnation, par exemple l’idée d’un sujet capable de résister aux obstacles qui l’enserrent, l’affirmation des capacités de l’homme qui ne nie pas ses fragilités, ou encore les raisons d’espérer dans les forces de la vie en dépit du mal. Le philosophe a élargi la responsabilité éthique au-delà du cercle des relations interpersonnelles et insisté sur le rôle que nous avions à créer des institutions justes. Son engagement à la Fédération protestante de l’enseignement, sa fidélité à l’enseignement public, sa pratique d’une laïcité de confrontation, son travail interdisciplinaire avec des membres du corps médical et de l’institution judiciaire, ainsi que ses nombreuses contributions journalistiques pour éclairer le débat public, tout cela témoigne de la confrontation continue entre ses valeurs et la réalité historique de son époque.

Une vision lucide de la condition humaine

Contre toutes les approches scientifiques, par exemple les sciences cognitives, qui prétendent faire du sujet humain un objet de connaissance comme un autre, Paul Ricœur a défendu, selon les mots de Charles Taylor, « l’irréductibilité du sujet ⁴  ». Il ne s’agit pas, aux yeux du philosophe, d’un sujet tout-puissant, drapé dans son narcissisme, ni d’un sujet abstrait, représentant une nature humaine immuable, mais d’un sujet qui s’atteste lui-même à travers ses actes, qui apprend à se connaître par ses diverses expériences, par son contact avec différentes cultures et ses relations avec les autres. Ce sujet, toujours en construction, Ricœur en a délimité les conditionnements : le poids du corps, la situation historique qui l’enserre, la langue qu’il parle et la culture d’origine où il est inséré.

Le point commun entre les écrits philosophiques de Ricœur et ses interventions publiques, fut son souci de défendre, contre tout réductionnisme et tout esprit de système, l’humanité de l’homme, d’exprimer avec force les différents aspects des capacités humaines, les ressources de la vie contre tout ce qui peut défigurer, nier ou réduire la dignité humaine. L’homme est un sujet qui garde une marge de liberté en dépit de ses sujétions au mal et de ses différents conditionnements.

Une pensée voyageuse

Par son immense curiosité intellectuelle, son sens du dialogue et sa pensée en tension, par la confrontation de sa philosophie avec les sciences humaines – à une époque où celles-ci risquaient de se substituer à la réflexion philosophique – par son interprétation critique du phénomène religieux tout en cherchant à lui redonner du sens, Paul Ricœur a fait de son œuvre philosophique et de son engagement public un « voyage dans le temps et l’espace qui dépasse l’existence individuelle ⁵ ».

A l’heure où des questions éthiques sont posées par les nouvelles technologies, à l’heure de l’effondrement des idéologies, dans le vide desquelles prospèrent celles de la dérégulation économique et des régimes autoritaires, Paul Ricœur nous aide à reposer la question du sens des activités humaines et du droit de chaque humain à trouver sa place et à vivre décemment.

On peut qualifier de pensée voyageuse et universelle celle du philosophe dont la réputation dépasse largement les frontières nationales, lui qui a été très apprécié aux Etats-Unis où il a longtemps enseigné, mais aussi en Amérique du sud et dans nombre de pays européens. En effet, à l’heure de certaines dérives des réseaux sociaux et de la multiplication des conflits guerriers, quand Ricœur parle du mal et expose les conditions d’un bon usage du langage, on peut saisir à quel point ces problèmes ont une portée mondiale. Quand il essaie de mettre de la clarté dans ce que le religieux peut nous apporter de meilleur, sans nier les critiques légitimes à son égard, le philosophe apporte beaucoup de nuance face à toute l’instrumentalisation de la religion dans le monde.

Lire, écrire, rencontrer des personnes inspirantes, rebondir après des événements douloureux de la vie, agir pour impulser des changements, tous ces actes possèdent, aux yeux de Ricœur, un potentiel poétique. Ils peuvent développer cette faculté imaginative qui est une des ressources anthropologiques essentielles. Cette faculté imaginative, ou poétique, de l’être humain nous rappelle que le monde tel qu’il est n’est pas figé. Nous avons le pouvoir de le transformer.

A l’heure du tout numérique, où des modèles de comportement risquent de façonner nos conduites en nous incitant à obéir, sans discernement, aux algorithmes qui pilotent les outils informatiques, l’activation de notre faculté imaginative paraît salutaire. Elle peut nous permettre de retrouver une relation non instrumentale au monde, de reconquérir des relations humaines véritables sur les interactions avec la « machine numérique ». Elle peut nous inciter à développer notre créativité, notre esprit critique, une relation bénéfique avec la nature et l’ensemble du vivant.

L’œuvre de Paul Ricœur, face à la tentation des replis identitaires et de la violence sociale, nous invite au contraire à orienter notre vie dans le souci du bien commun, et à rechercher un ordre équitable, dans la visée d’un bonheur partagé, entre « le souci de soi, le souci des autres et le souci des institutions justes ».

¹ Titulaire d’une Maîtrise de philosophie, ancien Directeur de Centre d’information et d’orientation à l’Education Nationale, auteur du livre L’éclaireur. Penser pour agir avec Paul Ricoeur, préfacé par Olivier Mongin (parution septembre 2025, aux éditions Labor et Fides).
² Deuxième tome de La philosophie de la volonté, Seuil, 1960
³ Cité par Elodie Maurot « Vivre mieux avec Paul Ricoeur », in La Croix L’hebdo du 10 mars 2023.
Magazine littéraire, septembre 2000, p 30.
⁵ Corinne Pelluchon, Paul Ricoeur, philosophe de la reconstruction, PUF, 2022, p 23.

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